Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Mon actualité d'auteur, mes textes, mes coups de coeur, mes coups de gueule, tout ce que j'aurai plaisir à vous faire partager !

Prendre l'air !

Prendre l’air

 

« Je vais prendre l’air ». Le petit bonhomme de quatre ans la connaissait par cœur cette expression. Depuis un bon mois, le père la prononçait presque chaque soir sur un ton excédé, claquant la porte de la maison derrière lui, après quelques ultimes méchancetés décochées à la mère. Depuis sa chambre, petit bonhomme avait déjà perçu les échos de la voix plaintive de maman entrecoupée de sanglots et de celle du père, acerbe, coléreuse, moqueuse.

Pourquoi papa et maman se querellaient-ils ? Petit bonhomme aurait bien aimé le savoir. Mais, ce qui le tracassait surtout, c’était pourquoi systématiquement après avoir hurlé le vilain mot de cinq lettres – qui lui était interdit, à lui–papa sortait en clamant qu’il allait prendre l’air. Petit bonhomme courait ensuite se précipiter dans les bras de maman pour la consoler. Il ne posait pas de questions, se contentait d’un énorme câlin et d’un « maman, je t’aime ». Elle embrassait son chérubin aux boucles blondes et séchait ses larmes.

Une fois pourtant, il s’enhardit et demanda : « Où il va papa ? Pourquoi on peut pas y aller nous aussi prendre l’air ? »Maman avait esquissé un sourire entaché de tristesse et tenté d’expliquer : « Papa a beaucoup de travail, il est fatigué. Alors pour se changer les idées, il sort pour une petite promenade ; comme on le fait tous les deux le dimanche après-midi quand je t’emmène marcher et jouer au parc pendant que papa regarde le sport à la télévision. Ça nous fait du bien, pas vrai ? »L’explication n’avait pas vraiment convaincu petit bonhomme. D’autant qu’au fil du temps, lorsque le père revenait de prendre l’air, il grimpait l’escalier d’un pas lourd, hésitant et la mère devait souvent le prendre sous les bras et le soutenir jusqu’à leur lit. Quant à son visage écarlate, il effrayait le petit œil glissé par la porte entrouverte de la chambre de bonhomme. Si prendre l’air le mettait dans des états pareils, le père ferait mieux de rester à la maison.

La vie continua ainsi, cahin-caha. Bonhomme grandit entre deux parents qui ne s’entendaient plus.    

Le père avait perdu son travail et prenait l’air de plus en plus souvent pour retrouver un groupe de copains amoureux comme lui de la bouteille. Timide, soumise, la mère subissait les violentes colères de son homme, redoublait d’efforts pour le contenter. Mais lorsqu’elle s’aperçut que le niveau du compte bancaire baissait dangereusement à cause des dépenses en alcool du père, soucieuse du bien être du petit, elle prit son courage à deux mains et se mit en quête d’un travail. Elle trouva un emploi de caissière de supermarché près de chez elle. Elle sympathisa avec une collègue au caractère bien trempé dont l’influence lui fut bénéfique. Au cours de leurs conversations après le travail et le dimanche lorsqu’elle et bonhomme allaient passer l’après-midi chez leur nouvelle amie, »tatie » pour bonhomme, maman parvint à se confier.

Orpheline, recueillie à quatorze ans par une tante sévère et dénuée d’affection, elle s‘était laissée séduire par un voisin de dix ans plus âgé qu’elle et l’avait épousé à dix-huit ans trop heureuse d’échapper au carcan de la tante et caressant l’espoir d’une vie plus agréable.

Vendeur dans une grande surface, le mari n’avait pas souhaité qu’elle continue ses études, pas plus qu’elle ne se mette en quête d’un job, prétextant que son salaire et ses perspectives de promotion lui permettaient de faire vive sa famille. Car petit bonhomme était arrivé très vite, faisant le bonheur de sa mère et la fierté de son père : « Un garçon, pensez donc ! Un pote quand il va grandir ! Une chance qu’elle ait pas accouché d’une pisseuse ! »

Maman n’avait pas tardé à découvrir le vrai visage de son séducteur : celui qui débordait de compliments sur ses yeux de biche, ses boucles d’or et sa taille de guêpe ne recherchait en réalité qu’une compagne capable de tenir son intérieur. Sa tendresse de courtisan avait vite laissé place à une attitude proche de l’indifférence. Même petit bonhomme ne se vit plus témoigner l’affection débordante de ses premiers mois.

Les conseils de la collègue de maman finirent par porter leurs fruits. Son salaire ? Il fallait le faire verser sur un compte à son nom : pas question que l’ivrogne y touche, d’autant qu’il buvait désormais autant à l’extérieur qu’à la maison. S’il s’en apercevait ? Et alors, il ne pourrait pas y toucher à cet argent. Qu’elle ait le courage de se rebeller, de lui dire son fait. D’ailleurs s’il passait toutes ses journées à picoler, il ne devait pas avoir l’esprit très lucide.

Elle en souffrait, maman, de la pitoyable image que le père offrait et des propos avinés qu’il tenait au petit :

« Tu fais tes devoirs ? Pas la peine, études ou pas, c’est le chomdu ! Ce monde est pourri. Fais plutôt du foot, ça gagne bien les footeux, et sans se fatiguer. Quoique, maigrichon comme tu es, y a pas d’espoir ! T’es bien le fils de ta mère, ce sac d’os ! »

Bonhomme gardait les yeux baissés sur ses cahiers, faisait la sourde oreille. Il bouillait intérieurement.

Le jour de ses huit ans, au retour de l’école, il trouva maman en train de remplir une valise pour elle et une plus petite pour lui :

«– Allez, bonhomme, enfile tes chaussures et ta parka 

–Mais maman pourquoi on a besoin de bagages pour fêter mon anniversaire chez tatie ?

–On prend la porte, mon chéri. On va s’installer quelque temps chez tatie. Après on s’organisera. Fini les disputes, l’odeur d’alcool dans la maison. À notre tour d’aller prendre l’air, sauf que nous, on reviendra pas. 

Prendre l’air : une expression qui avait marqué à tout jamais bonhomme. À l’âge adulte, on le retrouvera pilote de ligne.

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article