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Mon actualité d'auteur, mes textes, mes coups de coeur, mes coups de gueule, tout ce que j'aurai plaisir à vous faire partager !

La tache lie de vin

La tache lie de vin

Chez Rose Verdier, on dégustait les toasts au foie gras lorsqu’aux dix battements de la vieille horloge succédèrent trois coups frappés à la porte. Les convives sursautèrent et échangèrent des regards étonnés, voire inquiets. Le plus proche voisin résidait à deux kilomètres. Qui pouvait venir troubler cette soirée du 24 décembre ? « Le père Noël », s’écria le petit Loïc, provoquant l’hilarité de son père, Louis, qui, déjà bien éméché, descendit son verre de blanc et lança : « Vu qu’on attend personne, y a qu’à faire la sourde oreille ». Anne, son épouse, le fusilla du regard. Trois nouveaux toc résonnèrent. Anne se dirigea vers l’entrée, rejointe par son frère André, qui emprunta au passage la canne de sa mère. La porte s’ouvrit sur un homme de grande taille, un sac de plastique à la main, qui murmura : « Bonjour, je crève de froid ! » et avança résolument dans la pièce sans que le frère ou la sœur ne s’y oppose. La lumière vive de la salle à manger mit en évidence sa silhouette étique, son pantalon de velours élimé et son pull délavé, sa barbe de plusieurs jours et sa tignasse emmêlée. Curieusement, personne ne trouva rien à dire, à part le jeune Noam, qui chuchota : « Mince de Père Noël, un clodo ! »
Curieusement aussi, Anne et André restaient figés face à l’inconnu, comme obnubilés par son visage émacié et ses yeux bleu acier. Anne lui prit soudain le bras droit et releva la manche du pull : à la vue de la grosse tache lie de vin, au pli du coude, elle et son frère poussèrent le même cri : « Fred !» Rose, leur mère, clopina jusqu’au visiteur et le serra dans ses bras, en larmes : « Je le savais que mon grand reviendrait ! »
Il n’y eut pas d’autres effusions. On installa Fred à table, on lui servit sa part de foie gras qu’on le regarda engloutir sans un mot. Les mêmes réflexions couraient dans tous les esprits : ainsi, il était de retour, l’aîné, l’incontrôlable, « le suppôt de Satan » que le père excédé avait fini par jeter dehors. L’oncle voyageur dont les enfants avaient vaguement entendu parler, qui avait envoyé deux cartes postales du Chili disant qu’il allait bien. Puis plus rien pendant quinze années au point que l’on s’était fait une raison, qu’on le pensait disparu à jamais, en paix, pour se sentir soi-même en paix.
Aux St Jacques, Louis, n’y tenant plus, rompit le silence :
– Bien que pièce rapportée dans la famille, je te souhaite la bienvenue, beau-frère. Bois un coup de champ’. Et raconte, bon dieu : t’étais passé où tout ce temps ?
— Un verre de rouge fera l’affaire. Oh, rien de très glorieux. J’ai cru faire fortune mais il m’est resté juste de quoi regagner l’Europe, et en bateau... »
Avec la dinde vint le récit des affaires qu’il avait tenté de monter sans succès. Comme on servait la bûche, il lâcha sa bombe : « J’ai fait le mort parce que j’avais trop honte. Je viens de passer cinq ans en prison en Italie. Mais j’ai changé, je veux repartir du bon pied si... »
Sa mère le coupa. « Bien sûr que tu vas reprendre ta place à la maison. Mon Dieu, quel beau cadeau de Noël vous m’avez fait ! »
Tout était oublié, même le père mort de chagrin. La famille était réunie. On chanta Il est né le divin enfant devant la crèche avant d’aller au lit. « Tu t’en souviens, mon Fred ! » larmoya la mère
.***
Au chaud sous la couette, le fils prodigue contempla avec satisfaction la tache lie de vin qui ornait son avant-bras et se félicita pour ses talents de maquilleur tout en se promettant de demeurer très prudent.

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